J’ai longtemps entendu cette idée, attribuée à Jean-Jacques Rousseau, selon laquelle l’homme naîtrait bon et que ce serait la société qui le corrompt. Pendant des années, je ne m’y suis pas entièrement reconnu. Je voyais trop de preuves, autour de moi, que l’être humain est capable de cruauté, d’égoïsme, de violence.
J’observais les injustices, la domination, la manipulation, et il me semblait alors plus simple de penser que la « bonté originelle » n’était qu’une fiction philosophique. Pourtant, au fil du temps, j’ai croisé de nouvelles données, des récits de peuples dits « primitifs » en Amazonie, en Afrique ou ailleurs, et j’ai commencé à nuancer mon regard.
On découvre que ces communautés, dont la taille varie de quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes, vivent selon des règles coopératives plus profondément ancrées que les nôtres. Là-bas, le chef du village n’a pas pour but de s’enrichir au détriment des autres, mais de veiller au bien-être collectif. Le chaman n’impose pas sa doctrine par la force, il sert plutôt d’intermédiaire entre la nature et la communauté. Chaque individu y a son rôle, reconnu, accepté, sans qu’il soit nécessaire de le hisser au-dessus des autres pour affirmer une supériorité artificielle.
Cette vision, évidemment, n’est pas à idéaliser de manière naïve : même dans ces tribus, il existe des tensions, des conflits, et toutes sortes de difficultés propres à la condition humaine. Mais lorsqu’on les compare au fracas de nos grandes villes, à l’aliénation qui guette tant d’individus dans le monde contemporain, on ressent un décalage éloquent. Ces sociétés plus simples, technologiquement parlant, semblent avoir maintenu un sens d’harmonie et de solidarité que nous avons, à maints égards, laissé s’étioler. Il s’agit d’une question complexe, car notre civilisation moderne est aussi porteuse de réels progrès, sur les plans médicaux, scientifiques, culturels.
Les voyages, l’instruction, l’ouverture au monde, tout cela a fait bondir nos connaissances et améliore potentiellement la qualité de vie de millions de gens. Pourtant, parallèlement, nous observons l’ascension d’une avidité sans précédent, favorisée par l’échelle planétaire des marchés et l’exploitation frénétique des ressources naturelles. Les dominants, qu’il s’agisse d’individus extrêmement riches ou d’entités financières, exercent un pouvoir écrasant. Et au milieu de tout cela, l’individu lambda se retrouve souvent désorienté, poussé à participer à une compétition incessante, de peur de sombrer dans l’insécurité. De ces mécanismes naît la corruption de l’âme et la dislocation de liens sociaux pourtant nécessaires à notre équilibre psychique.
Aujourd’hui, je me dis que Rousseau n’avait peut-être pas tort lorsqu’il pointait du doigt les structures mêmes de la société. Lorsqu’on parle de « corruption », on imagine souvent des processus illégaux de détournement d’argent ou d’abus de pouvoir. Mais il existe une autre forme de corruption plus subtile, qui affecte la conscience et les comportements quotidiens. C’est elle qui fait qu’on finit par accepter comme « normales » des choses qui, au fond, sont contraires à notre sens moral initial.
L’enfant, dans sa pureté, ne comprend pas pourquoi on gaspille la nourriture pendant que d’autres meurent de faim, ni pourquoi on détruit la forêt alors qu’on a un besoin vital d’oxygène. Il trouve cela absurde. Puis, en grandissant, il intègre les règles tacites du monde civilisé. Il apprend que la compétition est partout, que la propriété est un droit naturel, qu’il est logique de posséder plus pour être mieux considéré. Peu à peu, l’empathie spontanée se transforme en repli, en crainte de l’autre, en obsession de la performance. Dans ces sociétés tribales que l’on qualifie parfois de « primitives », un terme qui, je pense, recèle un jugement de valeur contestable, l’apprentissage s’effectue autrement. La survie en milieu naturel exige une solidarité sincère. L’enfant grandit au contact direct de la nature, il apprend à écouter le chant des oiseaux, à guetter le passage des animaux, à repérer les plantes utiles ou dangereuses. Surtout, il ressent chaque jour combien il dépend du groupe et combien le groupe compte sur lui. Être égoïste n’a pas de sens dans de petites communautés où tout le monde se connaît et où le soutien mutuel est la condition de la pérennité de la tribu. Alors que, dans nos métropoles, il est facile de se cacher derrière l’anonymat et de renoncer à aider son voisin, dans ces groupes restreints, l’indifférence serait aussitôt repérée et condamnée.
On pourrait rétorquer que l’être humain, qu’il soit membre d’une tribu ou d’une grande métropole, reste humain et partage donc les mêmes passions. Il existera toujours des jalousies, des mensonges, voire des actes de violence. Ce n’est pas faux. Cependant, le cadre social exerce une influence déterminante sur l’ampleur et la récurrence de ces comportements. Dans un environnement compétitif, où la richesse et le pouvoir sont glorifiés, la tentation de la domination est forte. On se compare en permanence, on veut se distinguer en accumulant plus de biens, en obtenant plus de reconnaissance. Là se manifeste cette inclination qu’évoquait Rousseau sous le nom d’« amour-propre », distinct du simple amour de soi. L’amour-propre, lorsqu’il se dévoie, pousse à rechercher l’approbation de l’autre pour nourrir une estime de soi vacillante. Plus on est incité à se mesurer aux autres, plus on aspire à un statut élevé.
Au fil du temps, cette soif de reconnaissance peut tourner en obsession, et l’on se trouve prêt à piétiner l’humanité de l’autre pour servir ses intérêts. Les tribus dont il est question, elles, n’ont ni marché boursier ni publicité agressive pour flatter l’ego ou mettre la pression sur la productivité. Chacun a sa place, que ce soit comme chasseur, cueilleur, guérisseur, conteur, ou artisan. Les décisions sont souvent prises en conseil, et la parole des anciens est respectée. Cette organisation, sans être idyllique, limite la formation d’élites dominantes coupées du reste du peuple. Les différends peuvent exister, mais la médiation et la tradition cherchent à préserver la cohésion. Il n’y a guère de place pour l’exclusion systématique, parce que chaque membre est un pilier de la survie collective. Et puis, lorsqu’une famille ou un individu ne se sent plus en phase, il peut migrer vers un autre village, établir de nouvelles alliances. Dans la modernité, on déménage aussi, bien sûr, mais cela ne résout pas la fuite en avant. On se retrouve ailleurs dans une configuration similaire, avec les mêmes logiques d’exploitation et d’indifférence institutionnalisées.
On touche ici à un point sensible : la taille de la société dans laquelle on vit. On dit souvent qu’un groupe de 150 personnes environ correspond à la limite au-delà de laquelle il devient difficile de maintenir des liens de proximité. Dans un petit groupe, chacun se connaît. Il est donc plus compliqué de faire le mal en toute impunité, puisque vos actes seront vus par tous et affecteront la cohésion du clan. Lorsque l’on passe à des millions ou des milliards d’habitants, la responsabilité individuelle se dilue. Il est aisé de se dire que le problème, ce n’est pas nous, mais le système, que de toute façon c’est la faute de « ceux d’en haut » ou de la majorité silencieuse. Les dominants s’appuient souvent sur cette dilution pour justifier leur mainmise : puisque personne n’est individuellement responsable, on laisse la concurrence se jouer à grande échelle, et tant pis pour les perdants. Peu importe qu’il y ait de la misère ou de la pollution, tant qu’on arrive à faire croire aux masses que la réussite matérielle est la seule voie vers le bonheur. Et c’est ainsi que la société finit par « corrompre » l’homme : non pas en faisant de lui un être foncièrement mauvais, mais en l’encourageant à oublier son humanité profonde, son empathie innée, sa dépendance au collectif. On observe alors une forme de schizophrénie où la planète est simultanément le lieu de tous nos besoins vitaux, et l’on continue pourtant à la détruire pour servir des intérêts à court terme. C’est une faillite de la conscience, rendue possible par la démesure et l’anonymat de nos structures sociales.
Cette rupture avec la nature, quand on y réfléchit, est le signe d’une perte plus vaste : la perte du sens du sacré, au profit d’un matérialisme aveugle. Dans nombre de sociétés traditionnelles, le chaman, le sorcier ou la figure spirituelle n’est pas un gourou qui impose sa loi, mais un guide qui aide la tribu à s’accorder avec l’invisible, à respecter les forces de la terre, à veiller sur le lien avec les ancêtres. Les rituels, qu’il s’agisse de danses, de chants ou d’offrandes, nourrissent un sentiment d’humilité face aux mystères de la vie. Dans notre monde laïcisé ou bien dans certaines formes de religion institutionnelle, on assiste trop souvent à une instrumentalisation du sacré pour justifier un pouvoir, une hiérarchie, une domination. Là aussi, le cadre social se révèle corrupteur : au lieu de servir le rôle d’éveilleur ou de guérisseur, la religion peut se muer en appareil dogmatique, qui étouffe la liberté et l’esprit critique, ou qui s’allie avec la puissance financière et politique. Bien sûr, il existe encore des personnes profondément spirituelles dans nos sociétés, et elles peuvent effectuer un travail remarquable d’ouverture et de compassion. Mais la tendance globale laisse un sentiment de désenchantement. On pourrait espérer que la science, la philosophie, l’art nous aident à combler ce vide, mais il semble que la pensée dominante préfère exploiter ces domaines à des fins de profit ou de prestige, plutôt que d’y voir des leviers d’élévation collective.
Si l’on en vient à dire que nous avons été corrompus par la société, doit-on pour autant céder au désespoir ? Je ne le crois pas. Prendre conscience de ce phénomène, c’est déjà commencer à s’en détacher. Il ne s’agit pas de revenir à l’âge de pierre, ni de plaquer sur notre monde moderne un modèle tribal qui ne correspondrait plus à la réalité démographique et technologique. En revanche, on peut apprendre de ces communautés ce qu’est la priorité absolue : préserver l’humain et la nature, car c’est ensemble que tout se joue. Les grandes utopies politiques ou économiques ont souvent oublié cette règle simple. Elles se sont enivrées de promesses de croissance et de grandeur, sans voir que la croissance la plus saine est celle de l’harmonie et de la cohésion. Repenser la manière dont on éduque les enfants pourrait être une première étape. L’école, si elle cessait d’être un lieu de compétition, où l’on classe les élèves en fonction de leurs performances chiffrées, pourrait devenir un espace d’apprentissage mutuel, de coopération, de conscience écologique. Les pédagogies actives, qui impliquent l’enfant dans la résolution collective de problèmes, existent déjà, mais restent marginales. On pourrait imaginer une société qui valorise réellement l’empathie, la créativité, la sagesse, plutôt que la seule rentabilité. Il s’agirait alors de reconstruire des communautés à taille plus humaine, tout en restant reliées globalement grâce à la technologie, mais de manière mesurée et consciente. La technologie peut être un formidable outil de partage et de solidarité, à condition de la concevoir pour servir la vie et non pas l’asservir.
On entend souvent dire que l’humanité est l’espèce la plus évoluée parce qu’elle est dotée de conscience et de capacité d’innovation. Pourtant, on observe dans nos comportements de destruction massive, d’exploitation sans limite et de gaspillage, quelque chose de profondément incohérent. Nous sommes apparemment l’unique espèce qui puisse, en toute connaissance de cause, menacer son propre écosystème, anéantir des milliers d’autres espèces et polluer l’air que nous respirons. Cet autodestructeur pathologique n’est pas une fatalité inscrite dans notre génétique, mais le résultat d’un modèle de développement basé sur la domination. C’est un modèle qui considère la nature comme une réserve de ressources inertes, alors qu’elle est un tissu vivant dont nous faisons partie intégrante. Cette relation de prédation s’étend bien sûr aux relations sociales : on n’hésite pas à exploiter la main-d’œuvre de pays lointains, à déclencher des guerres d’influence pour sécuriser l’accès à des matières premières, ou à sacrifier la santé de populations entières pour servir des intérêts financiers. Ainsi, on peut dire que la société moderne, dans sa forme ultra-capitaliste, a promu et amplifié nos pires penchants. La corruption dont parlait Rousseau, ou du moins qu’on lui attribue, a pris une tournure industrielle et planétaire, faisant de la simple concurrence naturelle une compétition meurtrière et inégalitaire à grande échelle.
J’ignore si nous pourrons renverser cette dynamique avant de franchir des seuils irréversibles pour notre environnement et pour notre cohésion humaine. Cependant, je vois qu’un nombre croissant de personnes cherchent à sortir de cette spirale. Elles explorent les voies d’une écologie plus profonde, d’une sobriété volontaire, d’une économie solidaire. Elles s’inspirent des sagesses ancestrales sans renier les bienfaits de la science contemporaine. Elles organisent des mouvements citoyens, créent des coopératives, expérimentent des systèmes d’entraide. Certes, tout cela demeure encore minoritaire, et parfois récupéré par le marketing. Mais c’est un signe que l’âme humaine n’a pas renoncé à sa dimension bienveillante, qu’elle n’est pas définitivement pervertie. Il y a, au cœur de chacun, ce qu’on pourrait appeler une étincelle de divinité, une conscience supérieure ou une empathie naturelle, qui ne demande qu’à s’exprimer lorsque les conditions s’y prêtent. Ce n’est pas un concept religieux obligatoire, plutôt une métaphore pour parler de ce potentiel de bonté et d’amour qui existe en nous. Les neurosciences nous apprennent d’ailleurs que le cerveau humain est câblé pour la coopération et la compassion. Nous sommes des êtres profondément sociaux, et ce n’est que sous la pression de modèles culturels destructeurs que nous nous écartons de cette voie.
La responsabilité incombe donc à chacun de se poser la question : comment puis-je, à mon échelle, résister aux logiques de corruption et nourrir une autre façon de vivre ? Cela peut commencer par des gestes simples : changer sa manière de consommer, soutenir des circuits courts, favoriser la démocratie participative, s’investir dans l’éducation des enfants pour leur transmettre le goût de la solidarité plutôt que de la compétition. Sans doute cela semble-t-il modeste face aux grands enjeux économiques et politiques qui nous dépassent. Mais l’histoire montre que les changements profonds s’amorcent souvent par la base, par des initiatives locales qui deviennent, peu à peu, de véritables forces d’entraînement. Les grandes révolutions de la conscience se sont faites ainsi : par la prise de parole d’individus convaincus, par la constitution de réseaux de soutien, par la diffusion de nouvelles manières de penser et d’agir. C’est un chemin semé d’embûches, car s’opposer à la corruption structurelle, c’est forcément heurter les intérêts de ceux qui en profitent. On s’expose alors à l’incompréhension, voire à la répression. Mais si l’on veut réhabiliter la bonté originelle dont parlait Rousseau, on ne peut pas esquiver la confrontation avec les systèmes de domination.
J’en arrive à la question de la colère ou de la tristesse qui naissent face à ce grand gâchis. On se sent souvent impuissant, ou on ressent de la rage devant l’ampleur de la crise. Or, ces émotions peuvent devenir des alliées si on parvient à les canaliser. La colère, lorsqu’elle est juste, nous pousse à nous indigner et à agir pour un monde plus juste. La tristesse nous rappelle combien la perte est douloureuse, et donc nous invite à la compassion. La joie naît lorsque nous réalisons qu’en dépit de tout, l’espoir n’est pas mort, qu’il existe des gens qui s’entraident, qui se mobilisent, qui aiment sincèrement. Nous sommes traversés par une palette d’émotions contradictoires, mais c’est précisément cette richesse émotionnelle qui fait de nous des êtres capables de changement. La société, lorsqu’elle nous corrompt, tend à nous faire refouler ces émotions ou à les exploiter à des fins de manipulation. La publicité, par exemple, joue sur nos insécurités pour nous vendre des produits. Certains discours politiques attisent nos peurs pour nous faire accepter des lois liberticides. Reconquérir notre vie émotionnelle, c’est donc résister à cette instrumentalisation, et se réapproprier nos sentiments pour qu’ils participent à notre éveil.
Je pense souvent au paradoxe suivant : nous glorifions la civilisation, au prétexte qu’elle nous aurait sortis de la barbarie et permis de grands progrès. Pourtant, quand on contemple l’état du monde, on peut se demander si cette civilisation mérite encore son nom. Les sociétés dites « primitives » ou « premières » apparaissent parfois plus civilisées dans leur rapport respectueux à la nature, dans leur sens de la communauté, que ne l’est notre société de masse, saturée de béton, d’écrans et d’exploitations multiples. Nous ne pouvons pas simplement tout rejeter de l’héritage du progrès technique, car il a apporté une meilleure santé, une réduction de la mortalité infantile, un accès à des connaissances inouïes. Il s’agit plutôt de trouver un équilibre, d’harmoniser ce développement avec la conscience écologique et sociale. Si nous continuons à détruire les forêts, à épuiser les sols, à exterminer des espèces, nous finirons par perdre tout ce qui fait la richesse de la vie sur Terre, y compris la nôtre. La modernité peut se mettre au service de la vie plutôt que de la dévaster, pour peu que nous réorientions nos priorités. Cela implique une remise en question de la notion de croissance infinie, une refonte de l’économie vers un modèle circulaire, durable, au lieu de l’extractivisme. Tout cela est ambitieux, mais nécessaire.
Quand je repense à la citation de Rousseau, je comprends désormais qu’elle n’est pas simplement un aphorisme simpliste, mais le fruit d’une réflexion philosophique sur l’origine de l’inégalité et de la propriété. Rousseau explique que, dans son hypothétique « état de nature », l’homme est guidé par la pitié et l’amour de soi, et n’a pas encore développé ces comparaisons qui mènent à l’orgueil et à l’ambition. L’apparition de la propriété privée et du vivre-ensemble à grande échelle entraîne, pour lui, la naissance de l’amour-propre, c’est-à-dire la tendance à se jauger en fonction du regard d’autrui. De là surgissent les jalousies, les rivalités, les exploitations. Même si les anthropologues modernes nuancent beaucoup cette vision, il est indéniable qu’il y a dans la formation des grandes sociétés complexes un terreau fertile pour la corruption des valeurs. Il suffit de regarder comment des élites se constituent des fortunes colossales pendant que d’autres peinent à se nourrir, ou comment des grands empires du passé se sont effondrés sous le poids de leurs inégalités internes. Le constat est ancien et universel : tant que le pouvoir et la richesse seront concentrés entre les mains de quelques-uns, la société encouragera le développement des pires penchants chez l’être humain.
Malgré tout, il serait exagéré de croire que dans ces tribus d’Amazonie ou d’ailleurs tout n’est que paix et harmonie. Là aussi, il peut y avoir des injustices, des règles rigides, une place de la femme parfois peu enviable, des rivalités territoriales avec d’autres groupes. Le but n’est donc pas de peindre un tableau idyllique. C’est plutôt d’observer que, comparativement, la corruption y est moindre, parce qu’il n’existe pas de système massif et anonyme favorisant la cupidité à grande échelle. Quand on vit dans la proximité constante du groupe, on est naturellement poussé à la coopération, à la solidarité. Les conflits se résolvent souvent au sein de la communauté ou par la séparation volontaire de clans, mais il n’est pas question de soumettre les uns par la force ou de coloniser la terre des autres en pensant y avoir droit. Ces populations ont aussi un respect beaucoup plus ancré de leur environnement, puisqu’elles dépendent directement des cycles naturels pour survivre. Elles ne s’autoriseraient pas à raser une forêt entière, au risque de signer leur propre perte.
Ce qui me touche profondément, c’est de comprendre à quel point la société nous modèle dès l’enfance. Dans nos villes, un petit apprend à se méfier des étrangers, à protéger ses jouets, à « réussir » selon les critères de la note ou de la performance. Il évolue dans un univers ultra-médiatisé, où la publicité lui vante la supériorité de certains biens matériels, où les écrans occupent rapidement une grande part de son attention. Son avenir est tracé dans une forme de course, où l’on compare les diplômes, les revenus, la réputation. Certes, il y a des familles et des écoles plus ouvertes, plus conscientes, qui cultivent l’empathie. Mais la pression globale reste très forte. C’est ainsi que l’enfant, en grandissant, devient adulte et se dit que c’est « normal » de poursuivre le profit, de se désintéresser du sort des plus faibles ou de la préservation de l’environnement, tant que personne ne vient l’en empêcher. On ne doit donc pas s’étonner que la société, dans son ensemble, prenne cette direction. Inversement, dans ces communautés traditionnelles, l’enfant est vite impliqué dans les activités du groupe, apprend la patience, l’observation, la responsabilité envers ses proches, la gratitude envers la terre. Cela ne fait pas de lui un ange, mais cela oriente son esprit vers une autre forme de conscience.
Il existe pourtant une voie du milieu : ne pas rejeter en bloc la modernité, mais l’humaniser et l’écologiser à travers un retour à des principes fondamentaux. C’est ce que tentent de faire, par exemple, certaines expériences d’éco-villages, des projets de permaculture, des communautés basées sur la démocratie directe ou la sobriété énergétique. On cherche alors à recréer, à l’intérieur de la grande société, des espaces de taille humaine, où la connaissance ne serait plus centrée uniquement sur l’efficacité ou la rentabilité, mais sur le bien-vivre ensemble. On réapprend à fabriquer soi-même, à partager, à célébrer la nature, à mettre en commun plutôt qu’à s’approprier. Ce n’est pas toujours facile, car nous portons en nous des habitudes de consommateur et de compétiteur. Mais l’expérience montre qu’à force d’initiatives dans ce sens, il est possible de réactiver un sentiment collectif proche de l’esprit tribal, sans pour autant renoncer aux avantages du progrès. Cela reste minoritaire, bien sûr, et la société globale continue de nous inciter à la consommation, à la vitesse, à l’individualisme. Néanmoins, ce ferment existe, et il pourrait s’étendre si les crises écologiques, sociales, économiques continuent de s’aggraver. On arrive là à une bifurcation historique : soit nous poursuivons la folie destructrice et nous allons vers des catastrophes majeures, soit nous choisissons de ralentir, de retrouver une forme de simplicité, de respect et de solidarité. Ce choix, nous sommes en train de le faire collectivement et individuellement, que nous en soyons conscients ou non.
Au milieu de tout cela, je reste profondément convaincu que l’être humain n’est pas mauvais par essence. Il a ce potentiel de bonté, de coopération, de créativité bienveillante, qui ne demande qu’à se manifester. Mais pour que ce potentiel se révèle, il faut un environnement qui le soutienne, des structures qui ne le trahissent pas. Rousseau pointait l’effet délétère de la société quand elle se fonde sur l’inégalité et la compétition. D’autres penseurs, comme Karl Marx ou Pierre Kropotkine, ont souligné combien l’entraide et l’égalité pouvaient être essentielles à l’épanouissement de l’individu et du groupe. Plus récemment, des anthropologues et des psychologues ont mis en évidence les effets de l’organisation sociale sur la production de violence ou de solidarité. Tout converge vers l’idée que nos institutions – politiques, économiques, éducatives – façonnent en grande partie nos comportements. Si nous voulons changer le monde, il nous faut donc changer ces institutions, tout en entreprenant un travail intérieur pour ne plus céder à nos pulsions de domination.
Ce long chemin commence par une prise de conscience individuelle : se dire que oui, nous sommes dans une société qui tend à nous corrompre, mais non, nous ne sommes pas obligés de capituler. Nous pouvons, chaque jour, tenter d’être plus alignés avec nos valeurs profondes. Nous pouvons développer une forme de résilience spirituelle, qu’on l’appelle « retour à la divinité », « éveil de la conscience » ou simplement « cohérence ». Par de petites actions ou de grands engagements, nous pouvons nourrir en nous ce qu’il y a de plus lumineux. Et en le faisant, nous inspirons les autres à faire de même. C’est un mouvement qui peut sembler invisible au début, mais qui, graduellement, peut refaire basculer la balance. Rien ne garantit le succès, bien sûr. Mais plutôt que de sombrer dans le cynisme, mieux vaut choisir l’espérance et l’action. Nous n’avons qu’une seule planète, et probablement qu’une seule vie humaine à incarner. Pourquoi la gaspiller dans la soumission ou la passivité ?
Au fond, il est réconfortant de se rappeler que l’idée de base, « l’homme est bon, c’est la société qui le corrompt », ne signifie pas que nous serions des anges aux ailes brisées. Elle exprime plutôt la conviction qu’à l’origine de tout être, il y a une innocence, une capacité d’empathie et de lien, que rien n’oblige à étouffer, si ce n’est l’organisation collective pervertie que nous avons héritée ou bâtie. Les tribus que vous évoquez, ces peuples autochtones, ces communautés de chasseurs-cueilleurs, nous rappellent qu’un autre mode de vie est possible, peut-être plus ancré, plus respectueux, plus joyeux. Sans doute ne pourrons-nous pas y revenir intégralement, mais nous pouvons nous en inspirer pour reconstruire un monde qui ne détruise pas l’âme de l’homme, ni la planète qui l’héberge. En ce sens, Rousseau, malgré la distance historique, nous lance un appel qui résonne encore aujourd’hui : celui de réfléchir aux fondements de notre organisation sociale et d’oser la réinventer. Chaque fois que nous agissons dans ce sens, nous prouvons que la corruption n’est pas irréversible, que la bonté peut se cultiver et s’épanouir, et que l’avenir de l’humanité n’est pas forcément un naufrage.
Ma perception en guise de fin, est empreinte à la fois d’une lucidité parfois amère sur l’état du monde, et d’un optimisme résolu quant à nos capacités de résilience. Je vois l’homme comme un être en constante perfectibilité, qui, selon le contexte, peut se révéler diabolique ou quasi divin. Si la société a aujourd’hui tendance à l’entraîner vers la première option, elle n’a pas nécessairement le dernier mot. En prenant acte de nos dérives, en écoutant les voix de la sagesse traditionnelle, en osant innover collectivement et spirituellement, nous pouvons inverser la tendance. Certes, le chemin sera long et ponctué de crises, de doutes, de retours en arrière. Mais tant qu’il reste une flamme de conscience, une capacité de s’indigner, de pleurer, d’aimer, alors rien n’est perdu. Je crois même que c’est dans cette tension entre la lucidité et l’espoir que se dessine notre véritable humanité. C’est là que bat le cœur d’un possible renouveau, dont chacun peut être co-créateur.
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